LE SAS

 

Il y a eu un problème avec le 679ème. En lui-même, il n’avait rien de fondamentalement différent par rapport aux précédents. D’ailleurs, je ne me souviens même pas de son nom. Que de son numéro. Enfin, les numéros que je leur donne, pas vraiment ceux qui leur sont attribués par l’administration, ceux-là ne veulent rien dire à mes yeux.

 

J’ai déjà actionné cette poignée rouge de multiples fois auparavant, sans me poser de questions, et surtout en évitant de les regarder. J’ai longtemps considéré que j’étais à l’abri, derrière ma vitre de plexiglas renforcé, dans ma cabine aux murs armés, en tout cas tant que je baissais la tête au moment crucial. On m’a conseillé de faire le vide en moi. Dans cette perspective nécessaire de rester dans ma bulle pour ne pas pénétrer dans la leur, j’ai considéré très tôt qu’il fallait que je me balance du gros rock dans les oreilles, à pleine puissance. Certains tapent sur les murs, c’est du métal, ça résonne. D’autres m’apostrophent violemment, veulent accrocher mon regard, me mettre au défi. D’autres enfin se jettent à genoux et me supplient de leur venir en aide, pensant que je peux faire quelque chose pour eux. Malgré les riffs de guitare sous lesquels j’écrase mon cerveau et sa capacité à se rebeller, je les entends, je devine ce qu’ils font, ce qu’ils vivent, mais je ne veux pas réagir.

 

Evidemment, je me dis maintenant que j’aurais sûrement dû me réveiller avant. Refuser bien avant d’aller aussi loin dans cette tâche ingrate. Fixer mes pompes pendant une trentaine de secondes au moment de descendre la poignée, ça me semblait faisable. J’ai mis ma conscience en sommeil très longtemps. J’ai acquis une certaine expérience dans le déni de ce à quoi je prenais part. J’aurais pu continuer, cela ne me paraissait plus si terrible d’aller jusqu’à 1000. J’aurais gagné ma liberté. Enfin, je suppose. Mais avec le 679ème, subitement, au moment de commander l’ouverture du sas, je me suis mis à détester tout ce que j’étais devenu. Cuisant échec. J’ai dépassé le temps.

 

L’alarme s’est déclenchée, la petite porte s’est ouverte derrière moi. On m’a empoigné par le col et sorti violemment de la cabine, sans un mot. On a descendu la poignée rouge à ma place. Le malheureux a hurlé un coup et a disparu dans le vide abyssal. Ça a été très rapide, comme les autres fois, mais ce n’est pas moi qui ai ouvert le sas. Par cette soudaine insubordination, j’ai rompu le contrat et j’ai immédiatement gagné mon ticket pour le grand saut.

 

Je le savais, pourtant. Les termes du contrat ne pouvaient pas être plus clairs. Ils étaient implacables, à vomir, mais ils étaient très clairs. Vern Monroe, dans le cadre de votre condamnation aux travaux d’intérêt général, vous acceptez une mission d’exécution de 1000 sentences à mort en actionnant l’ouverture du sas des condamnés. Ce contrat rempli, vous sortirez de prison. La rupture du contrat entrainera votre propre condamnation à mort. Ce document est classé TOP SECRET. Sa divulgation vous fait également encourir la peine capitale.

 

Alors si j’étais parfaitement au courant de ce que je risquais, pourquoi j’ai pas appuyé cette fois-ci, vous allez me dire ? Et les 321 fois suivantes ? Ma liberté ne valait-elle pas encore quelques ignobles efforts ? Après tout, j’avais fait le plus gros, non ? La vérité, c’est que sur le moment, j’ai préféré encore sortir par cette porte sur l’espace infini que de supporter le poids d’une exécution de plus. J’ai été le témoin privilégié des derniers instants de vie de ces anonymes condamnés, et leur bourreau commis d’office. Je ne me sens pas en empathie avec eux. Je pourrais, mais je n’y arrive pas. On m’a ôté ma capacité de réfléchir. Je n’ai plus de sentiment pour qui que ce soit. Ce n’est plus qu’une lutte entre l’espace obstrué de ce vaisseau puant contre l’espace infini des astres et des étoiles.

 

En m’obligeant à accomplir cette tâche horrible qui pourrait très bien être automatisée, ils finissent de me détruire. Dès la signature du contrat, ils savaient qu’après avoir balancé 1000 personnes dans l’espace, je ne serais plus humain. Je serais un fantôme. Un être mort à l’intérieur qui ne serait plus digne d’atteindre la planète refuge où ils se laissent tous emporter, avec l’énergie du désespoir. Je n’ai jamais été avec eux. Depuis l’embarquement, j’entends. Avant, j’ai eu l’espoir de m’en sortir, mais j’ai été sélectionné pour monter à bord de l’U.S.Noé. Je savais bien qu’en montant en bord, ce n’était pas parce qu’on avait effacé mon ardoise et qu’on me donnait une nouvelle chance. L’U.S.Noé… Quel nom de merde ! Un beau nom de merde pour un vaisseau cercueil qui n’atteindra sans doute jamais sa destination.

 

Il y a eu un problème avec le 679ème, donc. En un an à ce poste de bourreau, il a été le dernier des six que j’ai regardés. Contrairement à la majorité des condamnés qui refusaient de s’avancer, prenant le risque de heurter violemment un mur avant de passer de l’autre côté, celui-ci s’est avancé jusque devant la porte. J’ai fait attention de ne pas être vu. Il m’a très tôt tourné le dos, mais j’ai pu ressentir sa confiance. Il a pris la mesure de la fente dans la porte, s’est tourné de profil et a écarté les bras, comme s’il voulait profiter à fond de la sensation de vertige qui l’envelopperait avant de sauter dans le vide. Existe-t-elle, cette sensation, alors qu’on est violemment aspiré par une fente laissée entre deux battants qui s’ouvrent en grand sur le vide ? Je ne sais pas. Il se berçait sans doute d’illusions dans l’attente de l’ouverture du sas, croyant que ça n’allait pas être violent ? Mais moi, je sais que ça l’est. Ça l’est toujours. Ils se fracassent le dos ou le ventre contre la porte et hurlent avant que l’ouverture ne soit assez grande et que l’espace ne les avale.

 

Pourtant, je l’ai envié, le 679ème. J’ai envié sa naïveté et son courage. J’ai repensé à tous les autres, durant les vingt secondes que l’administration me donne pour abaisser la poignée, à chaque passage. Vingt secondes arbitraires et fatales. Pourquoi pas dix-sept ? Ou vingt-trois ? Le privilège abject que s’est accordé l’administration de décider du temps d’une agonie m’a sauté au visage, le jour du 679ème. Je n’ai pas pu abaisser la poignée. J’ai décidé de choisir, moi aussi. Je serai bientôt le numéro 1 du nouveau bourreau. Quelle responsabilité ! J’en ris doucement… car il ne sait pas. Il deviendra peut-être sage en refusant son sort, ou ignoble en allant jusqu’au bout. Moi, en tout cas, j’ouvrirai les bras aussi et dans l’espace infini qui s’ouvrira devant moi, je retournerai à la poussière.